Accueil A la une Propos festivaliers | La polémique autour de « Mahfel » et de la réinterprétation du patrimoine musical : Une question de savoir-faire

Propos festivaliers | La polémique autour de « Mahfel » et de la réinterprétation du patrimoine musical : Une question de savoir-faire

Le spectacle d’ouverture de la 57e édition du Festival international de Carthage, «Mahfel» de Fadhel Jaziri, a suscité toute une polémique concernant la multiplication des productions qui exploitent le patrimoine musical au détriment de la création originale et innovante.

Rappelons, tout d’abord, que Jaziri a entamé la phase de la réinterprétation de plusieurs segments de notre héritage musical populaire et citadin en 1992 avec « Nouba », un happening concocté avec la complicité du compositeur Samir Agrebi. Dans ce spectacle, un grand hommage a été rendu à la musique populaire avec la présence d’icônes et de stars de la chanson populaire et de la chanson tout court, tels Ismail Hattab, Hédi Habbouba, Salah Farzit, Fatma Boussaha, Slah Mosbah, Lotfi Bouchnak, Lilia Dahmani et autres. Après « Nouba », les deux compères ont récidivé avec «Noujoum», «Zghonda et Azouz» et « El Hadhra», À ce patrimoine revisité par l’introduction d’instruments occidentaux, guitare, basse, batterie et autres et un mélange de plusieurs genres musicaux entre traditionnel, jazz, Rock and Roll, s’est ajoutée une dimension scénographique ayant secrété une modernisation, fond et forme confondus, de ce segment du patrimoine. La rencontre du public, notamment avec les icônes du Mezoued, un genre qui était, jusque vers la fin des années 1980, marginalisé et interdit d’antenne, a suscité l’engouement et l’adhésion du public générant l’énorme succès du spectacle, pris en charge côté musique par Agrebi et côté scénographie par le metteur en scène Fadhel Jaziri. Les deux compères ont poursuivi l’aventure de la réinterprétation de certaines œuvres du patrimoine musical et chantant, profane et sacré, avec « Noujoum », « Zghonda et Azouz » et « El Hadhra ». Par la suite, Jaziri poursuivra sur cette voie en solo, avec « Ezzaza » et « El Hadhra 2010 ». Dans sa dernière expérience avec « Mahfel », Jaziri revisite l’art populaire bédouin, de plusieurs régions, du nord au sud du pays, avec la collaboration de l’Opéra de Tunis. Le spectacle s’avère, à l’évidence, porté par le rythme et la percussion, arrangés et harmonisés par l’un des maîtres du genre, Nasreddine Chebli. Le chœur de l’Opéra et la chorale nationale sont dirigés par le baryton Haythem Hadhiri.  «Mahfel», signifiant mariage dans l’île de Djerba, quoi de plus normal de créer la fête dans la jubilation et la convivialité. Certes, les éléments de la fête étaient là : le public venu nombreux, le décor mythique du théâtre romain de Carthage, la musique et les instrumentistes, le chant et les chanteurs, les choristes et les danseurs, 120 en tout, les costumes et les paillettes. Il y avait même un cavalier hissé sur son cheval pour annoncer la fête quoiqu’il ait fait « trois petits tours puis s’en va ».

Mais est-ce que la magie a opéré dans « Mahfel », comme ce fut le cas avec « Nouba» ?  Pas vraiment. Et les raisons sont nombreuses : côté musique, malgré la multiplicité des rythmes traditionnels, dont les Fezzani, Jerbi, Chaoui, Saadaoui, Bounaouara, et modernes , rock, blues, jazz, les airs étaient redondants et monocordes, les paroles, évoquant la poésie amoureuse, non clairement perceptibles et audibles. Les danses répétitives et les costumes kitschissimes. Le point fort de Jaziri dans ses spectacles est la création d’une belle scénographie captivante et festive générant une image moderne et relookée de l’art populaire, qu’il soit citadin ou rural, c’est sa marque de fabrique et on l’a vu dans « Nouba », « Noujoum », «Zghonda et Azouz», etc. Et c’est ce qui a fait défaut dans « Mahfel », le côté visuel étant demeuré statique, malgré une scène surchargée par le grand nombre de musiciens, choristes et chanteurs.

Enfin, dans « Nouba », « Noujoum » et « El Hadhra », la présence de plusieurs stars de la chanson, au talent avéré, a créé d’emblée une totale adhésion et une émotion certaine, ce qui ne transparaît pas dans « Mahfel », les chanteurs étant dans leur majorité pas très connus du public, si l’on excepte Nour Chiba qui a chauffé le théâtre, plein comme un œuf, en interprétant ses chansons, dont « ya Hob », avec beaucoup d’entrain.

« Mahfel » ayant été accueilli de façon mitigée par la critique, les acteurs de la scène musicale, et une partie du public, d’aucuns ont vite fait de fustiger l’exploitation facile et répétitive du patrimoine en appelant à favoriser la création et l’innovation.  Tout en estimant que ce filon facile rapporte gros sans aucun effort d’innovation. Mais Fadhel Jaziri est-il le seul à revisiter notre héritage musical ? Assurément non. Les expériences sont légion, car depuis le démarrage des festivals, sous nos cieux, plusieurs spectacles musicaux inspirés du patrimoine ont vu le jour, le dernier en date étant « 24 parfums » de Mohamed Ali Kamoun d’une grande qualité.  Tout est, donc, une question de savoir-faire.

Trouver un juste équilibre

Alors pourquoi ces cris d’orfraie, car il y a bien eu des réinterprétations très réussies du patrimoine musical populaire ? C’est que certains puristes considèrent le patrimoine musical comme un bien immatériel sacré auquel il ne faut pas toucher, car tous les ajouts, modifications et adaptations pourraient altérer l’authenticité des œuvres originales et leur intégrité historique et culturelle. C’est pourquoi, à leurs yeux, toute réinterprétation du patrimoine est jugée comme une trahison qui altère l’intention originale de l’auteur. Selon eux, la réédition de ces œuvres exige une grande maîtrise du sujet et beaucoup de savoir-faire afin d’éviter toute mauvaise interprétation et perte du sens original. Mais, à ces arguments on peut rétorquer que la modernisation et le relookage des œuvres du patrimoine musical contribuent à les dépoussiérer, les mettre en valeur, les préserver et les transmettre à un public plus large, notamment aux nouvelles générations, par l’utilisation d’arrangements et d’interprétations contemporaines. Cette modernisation peut, également, permettre aux artistes d’exprimer leur créativité en revisitant les classiques tout en leur apportant une nouvelle touche artistique. Réinterpréter le patrimoine contribue, par ailleurs, à renforcer l’identité culturelle par la valorisation de l’héritage artistique. Au final, la réécriture du patrimoine musical a des avantages et des inconvénients, c’est pourquoi il faudrait opter pour un certain équilibre en évitant toute dépendance extrême au passé et tout abus d’exploitation du patrimoine dans un but de facilité et de profit, au détriment de la création et de l’innovation.

Ce qui importe maintenant, c’est la compétence et le savoir-faire dans la relecture du patrimoine. Le ministère des Affaires culturelles et les festivals devraient veiller à un certain équilibre, dans l’octroi des subventions, entre les spectacles de réinterprétation du patrimoine et les créations originales innovantes nécessaires au développement et à l’essor de l’art musical.

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